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Alice Munro, "Trop de bonheur" - Prix Nobel de littérature 2013
Publisher: l'Olivier | 2013 | ISBN: 287929729X | French | EPUB | 315 pages | 1.1 Mb
Publisher: l'Olivier | 2013 | ISBN: 287929729X | French | EPUB | 315 pages | 1.1 Mb
«Sur le quai de
la gare, un chat noir croise obliquement leur chemin. Elle déteste les
chats. Plus encore les chats noirs. Mais elle ne dit rien et réprime un
frisson. Comme pour récompenser cette retenue, il annonce qu'il fera le
voyage avec elle jusqu'à Cannes, si elle le veut bien. C'est à peine si
elle peut répondre tant elle éprouve de gratitude.»
Les personnages d'Alice Munro courent après le bonheur. Quête vaine, éperdue, étourdissante, mais qu'ils poursuivent sans relâche. Dans ce recueil de nouvelles, on croise une étudiante qui accepte les propositions indécentes d'un vieillard, une mère en deuil qui change d'identité ou une femme affrontant enfin sa part de cruauté. D'une écriture précise et sensible, Alice Munro met en évidence les lignes de force invisibles guidant chaque destin. Alice Munro est née en 1931 au Canada. Elle est l'auteur d'une douzaine de recueils de nouvelles et d'un roman, traduits dans le monde entier. Lauréate de nombreux prix, dont le Man Booker International Prize, elle a notamment publié, aux Éditions de l'Olivier, Fugitives (2008) et Du côté de Castle Rock (2009). Alice Munro a reçu le Prix Nobel de littérature |
Extrait
Dimensions
Dorée dut prendre deux autocars - l'un jusqu'à Kincardine, où elle attendit celui qui allait à London, où elle attendit cette fois le bus urbain qui conduisait à l'institution. Elle entreprit cette expédition un dimanche à neuf heures du matin. A cause de l'attente à chaque changement, elle mit six heures environ à parcourir les cent cinquante et quelques kilomètres. Tout ce temps qu'elle passa assise dans les différents véhicules et dans les stations ne dut pas lui être désagréable. Dans son travail quotidien, elle n'avait guère l'occasion de s'asseoir.
Femme de chambre à l'hôtel Blue Spruce, elle récurait les salles de bains, défaisait et faisait les lits, passait l'aspirateur sur les tapis et nettoyait les miroirs. Elle aimait son travail - il occupait ses pensées jusqu'à un certain point et lui causait une telle fatigue qu'elle parvenait à dormir la nuit. Il lui arrivait rarement d'affronter des tâches trop répugnantes, bien que ses collègues de travail eussent évoqué des expériences à vous dresser les cheveux sur la tête. C'étaient des femmes plus âgées qu'elle qui estimaient toutes qu'elle aurait dû s'efforcer d'améliorer sa situation. Elles lui conseillaient de suivre une formation pour un emploi derrière le comptoir pendant qu'elle était encore jeune et présentable. Mais ce qu'elle faisait suffisait à la contenter. Elle ne voulait pas avoir à parler avec des gens.
Aucun de ceux avec lesquels elle travaillait ne savait ce qui était arrivé. Du moins, s'ils le savaient, ils n'en laissaient rien paraître. Elle avait eu sa photo dans les journaux - celle qu'il avait prise d'elle et des trois enfants, le nourrisson, Dimitri, dans ses bras, et Barbara Ann et Sasha de part et d'autre, regard tourné vers l'objectif. Sa chevelure était longue et ondulée alors, brune, boucles et couleur naturelles, ainsi qu'il les aimait, et son visage doux et réservé - reflet moins de sa façon d'être à elle que de la façon dont il voulait la voir.
Depuis lors, elle avait coupé ses cheveux très court, les avait décolorés et défrisés, et elle avait perdu beaucoup de poids. Elle se faisait appeler par son second prénom désormais : Fleur. Sans compter que l'emploi qu'on lui avait trouvé était dans une ville assez éloignée de l'endroit où elle avait vécu avant.
C'était la troisième fois qu'elle faisait le voyage. Les deux premières il avait refusé de la voir. S'il recommençait cette fois-ci, elle renoncerait, tout simplement. Et même s'il la voyait, peut-être ne reviendrait-elle pas pendant un certain temps. Il fallait rester raisonnable. A vrai dire, elle ne savait pas ce qu'elle ferait.
Pendant le premier trajet en car, elle ne s'était pas inquiétée. S'abandonnant au mouvement et regardant le paysage. Elle avait grandi sur la côte, où il y avait un printemps digne de ce nom, mais ici on sautait presque directement de l'hiver dans l'été. Un mois plus tôt il y avait de la neige, et à présent il faisait assez chaud pour aller bras nus. D'éblouissantes étendues d'eau miroitaient çà et là dans les champs et la lumière du soleil pleuvait à travers les branches sans feuilles.
Dans le deuxième car, elle commença à se sentir tendue et ne put s'empêcher d'essayer de deviner quelles femmes parmi celles qui l'entouraient devaient se rendre au même endroit qu'elle. C'étaient des femmes seules, d'ordinaire vêtues avec soin, de manière peut-être à faire croire qu'elles se rendaient à l'église. Les plus âgées semblaient appartenir à des paroisses rigoristes, à l'ancienne, où il fallait porter jupe, bas et un semblant de couvre-chef, tandis que les plus jeunes auraient pu être les fidèles d'un culte moins compassé, acceptant les tailleurs-pantalons, les écharpes de couleur vive, les boucles d'oreilles et les coiffures gonflantes.
Dorée dut prendre deux autocars - l'un jusqu'à Kincardine, où elle attendit celui qui allait à London, où elle attendit cette fois le bus urbain qui conduisait à l'institution. Elle entreprit cette expédition un dimanche à neuf heures du matin. A cause de l'attente à chaque changement, elle mit six heures environ à parcourir les cent cinquante et quelques kilomètres. Tout ce temps qu'elle passa assise dans les différents véhicules et dans les stations ne dut pas lui être désagréable. Dans son travail quotidien, elle n'avait guère l'occasion de s'asseoir.
Femme de chambre à l'hôtel Blue Spruce, elle récurait les salles de bains, défaisait et faisait les lits, passait l'aspirateur sur les tapis et nettoyait les miroirs. Elle aimait son travail - il occupait ses pensées jusqu'à un certain point et lui causait une telle fatigue qu'elle parvenait à dormir la nuit. Il lui arrivait rarement d'affronter des tâches trop répugnantes, bien que ses collègues de travail eussent évoqué des expériences à vous dresser les cheveux sur la tête. C'étaient des femmes plus âgées qu'elle qui estimaient toutes qu'elle aurait dû s'efforcer d'améliorer sa situation. Elles lui conseillaient de suivre une formation pour un emploi derrière le comptoir pendant qu'elle était encore jeune et présentable. Mais ce qu'elle faisait suffisait à la contenter. Elle ne voulait pas avoir à parler avec des gens.
Aucun de ceux avec lesquels elle travaillait ne savait ce qui était arrivé. Du moins, s'ils le savaient, ils n'en laissaient rien paraître. Elle avait eu sa photo dans les journaux - celle qu'il avait prise d'elle et des trois enfants, le nourrisson, Dimitri, dans ses bras, et Barbara Ann et Sasha de part et d'autre, regard tourné vers l'objectif. Sa chevelure était longue et ondulée alors, brune, boucles et couleur naturelles, ainsi qu'il les aimait, et son visage doux et réservé - reflet moins de sa façon d'être à elle que de la façon dont il voulait la voir.
Depuis lors, elle avait coupé ses cheveux très court, les avait décolorés et défrisés, et elle avait perdu beaucoup de poids. Elle se faisait appeler par son second prénom désormais : Fleur. Sans compter que l'emploi qu'on lui avait trouvé était dans une ville assez éloignée de l'endroit où elle avait vécu avant.
C'était la troisième fois qu'elle faisait le voyage. Les deux premières il avait refusé de la voir. S'il recommençait cette fois-ci, elle renoncerait, tout simplement. Et même s'il la voyait, peut-être ne reviendrait-elle pas pendant un certain temps. Il fallait rester raisonnable. A vrai dire, elle ne savait pas ce qu'elle ferait.
Pendant le premier trajet en car, elle ne s'était pas inquiétée. S'abandonnant au mouvement et regardant le paysage. Elle avait grandi sur la côte, où il y avait un printemps digne de ce nom, mais ici on sautait presque directement de l'hiver dans l'été. Un mois plus tôt il y avait de la neige, et à présent il faisait assez chaud pour aller bras nus. D'éblouissantes étendues d'eau miroitaient çà et là dans les champs et la lumière du soleil pleuvait à travers les branches sans feuilles.
Dans le deuxième car, elle commença à se sentir tendue et ne put s'empêcher d'essayer de deviner quelles femmes parmi celles qui l'entouraient devaient se rendre au même endroit qu'elle. C'étaient des femmes seules, d'ordinaire vêtues avec soin, de manière peut-être à faire croire qu'elles se rendaient à l'église. Les plus âgées semblaient appartenir à des paroisses rigoristes, à l'ancienne, où il fallait porter jupe, bas et un semblant de couvre-chef, tandis que les plus jeunes auraient pu être les fidèles d'un culte moins compassé, acceptant les tailleurs-pantalons, les écharpes de couleur vive, les boucles d'oreilles et les coiffures gonflantes.
Revue de presse
Les
implacables nouvelles d'Alice Munro prennent toujours des directions
que l'on n'attend pas. Sans effet, avec autant de simplicité que de
maîtrise, la Canadienne fait mouche à chaque fois. Mrs Munro s'intéresse
à l'essentiel. Elle parle comme personne des relations entre les hommes
et les femmes, les adultes et les enfants. Des destins qui prennent de
terribles tournures. Des drames et des bonheurs. Des rêves et des
frustrations. De la perte et du temps qui passe. (Alexandre Fillon - Le
Journal du Dimanche du 31 mars 2013)
Depuis son premier livre, La Danse des ombres heureuses, paru en 1968, la Canadienne Alice Munro (née en 1931) est demeurée fidèle à la nouvelle. Brèves histoires de vérités cachées, de fuites improbables ou de capitulations. Elle accompagne des femmes apparemment ordinaires, les regarde vivre, avec leurs contradictions et leur solitude infinie. Dans ce nouveau recueil, Trop de bonheur, Alice Munro évoque aussi des rendez-vous inattendus, des gestes incongrus qui bouleversent une vie...
Derrière la vitre bien propre du quotidien, l'auteure distingue le mensonge, l'humiliation, la malice du destin. (Christine Ferniot - Télérama du 10 avril 2013)
Sélectionné parmi les dix meilleurs livres de 2012 par le New York Times, Trop de bonheur (Editions de l'Olivier) s'inscrit à première vue dans le prolongement des précédents livres de l'auteur : reliées à la sphère domestique, ces dix histoires brassent les thèmes de la famille, du couple et de la filiation...
Mais à la cohorte de couples en crise, d'enfants mal dans leur peau, Munro adjoint un ingrédient inattendu : la matière inquiétante et crapuleuse du fait divers, à travers infanticide, meurtre, accident de la route ou prostitution...
En passant ces motifs dignes d'une fiction «pulp» au filtre des sentiments, Munro redéfinit le statut de la nouvelle de veine intimiste et lui confère un nouvel essor. (Emily Barnett - Les Inrocks, avril 2013)
Ce que pointe Alice Munro, dans ce (dys)fonctionnement qui débouchera sur le pire des drames, c'est la tendance de tout couple, peut-être, à se croire unique et à penser que lui seul peut comprendre ce qui l'unit, au mépris de ce que le premier observateur venu constate ou devine. C'est cette croyance romantique dans le caractère exceptionnel de la connaissance que l'on a de l'autre, et qui, dans les cas les plus graves, conduit à accepter l'inacceptable. Doree croit ainsi qu'il y a " des choses auxquelles elle (est) habituée " et qu'une autre personne ne peut pas comprendre. Son mari a, selon elle, une façon de voir qui lui est propre : " Il (est) comme ça, voilà tout ", préfère-t-elle penser. " La vérité entre eux, ce qui les lie, conclut-elle, n'(est) compréhensible à personne d'autre qu'eux et ne regard(e) d'ailleurs personne. " Ayant mis en place, sans chercher à en démêler les fondements, les conditions de cet aveuglement, la nouvelle rend ainsi crédible la violence inouïe qui fait voler en éclats cet équilibre artificiel, fait de soumission, d'illusion et de déni. (Florence Bouchy - Le Monde du 4 juillet 2013)
Depuis son premier livre, La Danse des ombres heureuses, paru en 1968, la Canadienne Alice Munro (née en 1931) est demeurée fidèle à la nouvelle. Brèves histoires de vérités cachées, de fuites improbables ou de capitulations. Elle accompagne des femmes apparemment ordinaires, les regarde vivre, avec leurs contradictions et leur solitude infinie. Dans ce nouveau recueil, Trop de bonheur, Alice Munro évoque aussi des rendez-vous inattendus, des gestes incongrus qui bouleversent une vie...
Derrière la vitre bien propre du quotidien, l'auteure distingue le mensonge, l'humiliation, la malice du destin. (Christine Ferniot - Télérama du 10 avril 2013)
Sélectionné parmi les dix meilleurs livres de 2012 par le New York Times, Trop de bonheur (Editions de l'Olivier) s'inscrit à première vue dans le prolongement des précédents livres de l'auteur : reliées à la sphère domestique, ces dix histoires brassent les thèmes de la famille, du couple et de la filiation...
Mais à la cohorte de couples en crise, d'enfants mal dans leur peau, Munro adjoint un ingrédient inattendu : la matière inquiétante et crapuleuse du fait divers, à travers infanticide, meurtre, accident de la route ou prostitution...
En passant ces motifs dignes d'une fiction «pulp» au filtre des sentiments, Munro redéfinit le statut de la nouvelle de veine intimiste et lui confère un nouvel essor. (Emily Barnett - Les Inrocks, avril 2013)
Ce que pointe Alice Munro, dans ce (dys)fonctionnement qui débouchera sur le pire des drames, c'est la tendance de tout couple, peut-être, à se croire unique et à penser que lui seul peut comprendre ce qui l'unit, au mépris de ce que le premier observateur venu constate ou devine. C'est cette croyance romantique dans le caractère exceptionnel de la connaissance que l'on a de l'autre, et qui, dans les cas les plus graves, conduit à accepter l'inacceptable. Doree croit ainsi qu'il y a " des choses auxquelles elle (est) habituée " et qu'une autre personne ne peut pas comprendre. Son mari a, selon elle, une façon de voir qui lui est propre : " Il (est) comme ça, voilà tout ", préfère-t-elle penser. " La vérité entre eux, ce qui les lie, conclut-elle, n'(est) compréhensible à personne d'autre qu'eux et ne regard(e) d'ailleurs personne. " Ayant mis en place, sans chercher à en démêler les fondements, les conditions de cet aveuglement, la nouvelle rend ainsi crédible la violence inouïe qui fait voler en éclats cet équilibre artificiel, fait de soumission, d'illusion et de déni. (Florence Bouchy - Le Monde du 4 juillet 2013)
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